samedi 2 avril 2016

LE PARADIGME DE LA PENSEE COMPLEXE SELON Edgar MORIN.



INTRODUCTION

La pensée complexe est un concept créé par Henri Laborit lors des réunions informelles du groupe de dix et a été introduit en Philosophie par E. Morin. La première formulation de la pensée complexe date de 1982 dans le livre de Science avec conscience d’E. Morin. Le but de la recherche n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe qui ne se réduit ni à la science ni à la philosophie mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques. Ce concept exprime une forme de pensée acceptant chaque domaine de la pensée en même temps que la transdisciplinarité. Dans ce chapitre, nous ferons, à maintes reprises, usage du terme complexité en nous référant à son étymologie « complexus » qui signifie ce qui est tissé ensemble dans un enchevêtrement d’entrelacements[1].
Si la pensée complexe se révèle comme une impossibilité de simplifier, elle se comprend, par contre, par rapport au paradigme de la simplicité. C’est pourquoi nous en parlerons d’abord en quelques lignes pour mieux cerner le sens de la pensée complexe. Ensuite, nous élaborerons quelques principes qui président à la construction de ce paradigme et enfin, nous montrerons à quoi la pensée complexe nous éveille à la transdisciplinarité.

1. LA SIMPLICITE COMME PARADIGME DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE

La simplicité constitue un cadre théorique qui caractérise la physique classique. A en croire E. Morin, « le paradigme de la simplicité est un paradigme qui met de l’ordre dans l’univers, et en chasse le désordre. L’ordre se réduit à une loi, à un principe. La simplicité voit soit l’un, soit le multiple, mais ne peut voir que l’Un peut être en même temps multiple. Le principe de simplicité soit sépare ce qui est lié (disjonction,) soit unifie ce qui est divers (réduction) »[2].  Le constat est que dans la physique classique, les choses ont été totalement et par principe isolés de leur environnement et de leur observateur. L’observateur fut séparé de son objet d’étude. La simplicité progressa par réductions multiples successives, l’idée de corps se réduisit à l’idée de matière. La matière fut enfin réduite à l’unité réputée élémentaire, ultime, insécable : l’atome[3]. Et comme nous pouvons l’affirmer avec E. Banywesize :
« chez E. Morin, l’ordre est un concept générique. Il recouvre les notions de déterminisme, de légalité, de cohérence, de nécessité et de contrainte. L’ordre se dit de la constance, de la stabilité, de la régularité, de la répétition du même dans la nature physique, biologique et sociale. Soumise au principe de déterminisme, la répétition rend possible l’élaboration des lois explicatives des phénomènes. La nature est présentée comme un cosmos. L’ordre y règne impeccablement et les étoiles y obéissent à une mécanique réitérative. Dans ce cosmos ordonné, toute forme de désordre y est exclue : aléa, incertitude »[4].
Le désordre y est apparent et n’est devenu objet d’étude qu’au dix-neuvième siècle, surtout avec l’avènement de la pensée complexe.

2. LA GENESE DE LA PENSEE COMPLEXE

La pensée complexe résulte du monde physique. Elle tire son origine de l’interaction ordre/désordre/organisation. De cette façon, le développement même de la science physique, qui s’employait à révéler l’ordre impeccable du monde, son déterminisme absolu et perpétuel, son obéissance à une loi unique et sa constitution d’une manière première simple (atome), a finalement débouché sur la complexité du réel. On a découvert dans l’univers physique un principe hémorragique de dégradation et de désordre (second principe de la thermodynamique) ; puis, à la place supposée de la simplicité physique et logique, on a découvert l’extrême complexité micro-physique.[5]Hanté de la même préoccupation, E. Morin souligne à juste titre que « Le vrai message que nous a apporté le désordre, dans son voyage de la thermodynamique à la micro-physique et de la micro-physique au cosmos, est de nous enjoindre à partir à la recherche de la complexité »[6]. Celle-ci surgit non pas de la stabilité ni de la certitude mais « émerge comme obscurcissement, incertitude, antinomie. C’est dire que cela même qui a provoqué la ruine de la physique classique construit la complexité de la physique nouvelle. C’est dire du même coup que le désordre, l’obscurcissement, l’incertitude, l’antinomie fécondent un nouveau type de compréhension et d’explication, celui de la pensée complexe »[7]. E. Banywesize nous rapporte avec conviction que :
« d’après H. Weinmann, le complexe morinien ainsi que son corrélat, la complexité, s’origine dans une scène primitive à trois actes : la mort-naissance, la naissance-mort et l’entre terre et cosmos. Vivre de mort, mourir de vie, cette formule d’Héraclite, exprime la tragédie de cette genèse : ma mère devait vivre de ma mort, et mourir de ma vie, comme moi je devais vivre de sa mort et mourir de sa vie. Alors E. Morin, par cet élément trouve la complexité dans toute réalité. Il fait vivre imaginairement sa mère. Il peut faire une étude sur ce qui est. C’est cela ce qui entraîne aussi son attention toute particulière sur le cosmos. Il cherche l’explication du monde pour consoler ses désastres. Son constat est que le complexe trouve son soubassement dans les éléments ou les événements ou les principes antagonistes et complémentaires[8].
A ce titre, il est impérieux de passer en revue chacun des principes que notre auteur nous propose afin de scruter le sens caché au sein de la pensée complexe.

3. LES PRINCIPES DE LA PENSEE COMPLEXE

Disons, d’emblée, que notre auteur distingue trois sortes de principes d’intelligibilité de la pensée complexe. Il s’agit du principe dialogique, du principe de récursion organisationnelle et du principe hologrammatique.

3.1. Le principe dialogique

Au sens étymologique du terme, dialogique signifie deux logiques qui sont nécessaires l’une à l’autre. C’est ce que E. Morin appelle, à d’autres termes, l’unidualité quand il dit : « il ne faut cesser de concevoir un en deux, deux en un : c’est pourquoi j’ai dit unidualité et introduit l’idée d’une dialogique, logique en deux, double logique en une, dont les deux termes sont à la fois irréductibles l’un à l’autre et inséparables l’un de l’autre »[9].
Dans le cadre de notre travail, nous pouvons prendre pour exemple les deux noyaux durs de notre recherche, l’ordre et le désordre. Pour cela, E. Morin déclare : « ce que j’ai dit de l’ordre et du désordre, peut être conçu en termes dialogiques. L’ordre et le désordre sont deux ennemis : l’un supprime l’autre, mais en même temps, dans certains cas, ils collaborent et produisent de l’organisation et de la complexité. Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sein de l’unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et antagonistes »[10].
Et même la dialogique ordre/désordre donne naissance non seulement à la complexité du réel mais aussi à l’univers. C’est ce que nous avons démontré dans le premier chapitre. Toutefois, nous le reprenons ici avec E. Banywesize : « Du point de vue d’E. Morin, l’on doit concevoir la dialogique ordre/désordre/organisation dès la naissance de l’univers : à partir d’une agitation calorifique (désordre) où dans certaines conditions (rencontres ou hasard), des principes d’ordre vont permettre la constitution des noyaux, des atomes, des galaxies et des étoiles »[11].
Certes, le principe dialogique ne s’applique pas seulement au phénomène physique, il concerne aussi beaucoup d’autres domaines. Les exemples sont multiples. Pour Mayele Ilo, par exemple, dont la pensée nous est rapportée par E. Banywesize, le mythe revêt une pensée complexe lorsqu’ il le définit, à la suite de Couloubaritsis, comme une structure de couple des éléments mixtes du monde invisible, le monde divin, et du monde visible, le monde humain. Le mythe articule ainsi l’invisible et le visible, l’ici et l’ailleurs donné comme transcendantal, divin. Le mythe est ainsi une unidualité dont l’invisible/ le visible sont inséparables l’un de l’autre[12]. Et E. Morin se rend compte que « la dialogique joue à tous les niveaux de l’organisation cérébrale : il y a une dialogique analyse/synthèse, inséparable d’une dialogique digital/analogique, qui commande les opérations perspectives, depuis les analyseurs sensoriels jusqu’à la constitution d’une représentation synthétique »[13].
Pour ce faire, la société est aussi constituée des éléments antagonistes et complémentaires. C’est lecas des relations entre domination/coopération, conflit/solidarité, ordre/désordre. Par ailleurs, le désordre (conduites aléatoires, compétitions, conflits) est ambigu : il est d’une part un des constituants de l’ordre social (diversité, variété, souplesse, complexité), mais d’autre part, il demeure en même temps désordre, c'est-à-dire menace de désintégration. Ici encore, la menace permanente qu’entretient le désordre est ce qui donne à la société son caractère complexe et vivant de réorganisation permanente[14].

3.2. Le principe de récursion organisationnelle

Selon le point de vue d’E. Morin, « le processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui les produit »[15]Ceci implique une certaine commutativité c’est-à-dire que les effets rétroagissent sur leurs causes ou alors c’est un processus où les effets ou les produits sont en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux. Ainsi, le processus récursif est un processus qui se produit et se reproduit lui-même, à condition évidemment d’être alimenté par une source, une réserve ou un flux extérieur »[16]. Aussi faut-il ajouter que « la société est produite par les interactions entre individus mais la société, une fois produite, rétroagit sur les individus et les produit. Autrement dit, les individus produisent la société qui produit les individus »[17]. Le principe de récursion organisationnelle est ainsi un lieu où se nourrit la pensée complexe.

3.3. Le principe hologrammatique

C’est le principe selon lequel « non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie »[18]. C’est un principe en usage dans plusieurs domaines comme les principes ci-haut cités. Dans le monde biologique, par exemple, chaque cellule de notre organisme contient la totalité de l’information génétique de cet organisme. En plus, c’est un principe qui dépasse, et le réductionnisme qui ne voit que les parties et le holisme qui ne voit que le tout. Pascal qu’on ne peut pas concevoir le tout sans concevoir les parties et qu’on ne peut pas concevoir les parties sans concevoir le tout[19]. Aux yeux d’E. Morin, cela signifie que l’organisation complexe du tout (holos) nécessite l’inscription (engramme) du tout (hologramme) en chacun de ses parties pourtant singulières ; ainsi la complexité organisationnelle du tout nécessite la complexité organisationnelle des parties, laquelle nécessite récursivement la complexité organisationnelle du tout. Les parties ont chacune leur singularité, mais ce ne sont pas pour autant de purs éléments ou fragments du tout ; elles sont en même temps des micro-tout virtuels. A titre exemplatif, nous pouvons dire que l’œuf est une merveille hologrammatique étant donné qu’à partir de lui se constitue un être tout entier. La poule contient l’œuf qui contient la poule[20].
Nous pouvons déduire de ce qui précède que le principe hologrammatique sous-entend le principe de récursion organisationnelle en ce sens que le tout qui est bien entendu, dans la partie se constitue en producteur, et la partie contenue dans le tout peut revêtir du produit qui se produit. A ce sujet, l’idée du principe dialogique réapparaît. Les producteurs et les causes ou les causateurs s’opposent naturellement aux produits et aux effets. Ils revêtent l’idée de deux principes antagonistes et complémentaires. Ainsi les trois principes sont intimement liés.

4. LA PENSEE COMPLEXE, UN EVEIL MORINIEN A LA TRANSDISCIPLINARITE

Le paradigme de la pensée complexe, comme nous l’avons démontré dans les lignes précédentes, se présente comme une imbrication des éléments opposés dont la communication était jadis impossible. Cette imbrication permet maintenant une concomitance dans les savoirs. Nous assistons au déplacement des concepts qui, par migration, passent d’un domaine à l’autre. Mais ce n’est pas chose facile étant donné que la diversité des savoirs, des discours et des disciplines ne reste pas sans causer de problème communicationnel. Loin de rester cloisonner et de promouvoir un certain sectarisme, les savoirs s’émancipent et éliminent cette illusion pour intégrer le champ transdisciplinaire.
Ainsi les savoirs n’ont plus de référence. Aucune des connaissances ne se réfère à l’autre mais les connaissances interfèrent. Il n’y a plus de science référence ou science reine comme la Mathématique l’a été pour Descartes. Référer, c’est classer, dominer, hiérarchiser, centrer. Interférer, c’est projeter, complexifier, ne pas prendre parti. Aucune discipline ne pourra s’octroyer un lieu d’où déduire un savoir absolu. Voilà ce à quoi E. Morin nous éveille à travers son paradigme de la pensée complexe. Selon lui, « la connaissance n’est pas insulaire, elle est péninsulaire, et, pour la connaître, il est nécessaire de la relier au continent dont elle fait partie. L’acte de connaissance étant à la fois biologique, cérébral, spirituel, logique, linguistique, culturel, social, historique, la connaissance ne peut être dissociée de la vie humaine et de la relation sociale »[21].
M. Foucault nous explique même pourquoi les concepts se déplacent d’un domaine à l’autre. Il montre le rôle qu’ils jouent dans les domaines qui, pourtant, ne leur sont pas propres. Ces concepts sont des énoncés qui concernent tous les autres domaines  et qui appartiennent à de types de discours tout à fait différents ; mais qui prennent activité parmi les énoncés étudiés soit qu’ils servent de confirmation analogique, soit qu’ils servent de principe pour un raisonnement, soit qu’ils servent de modèles qu’on peut transférer à d’autres contenus, soit qu’ils fonctionnent comme instance supérieure à laquelle il faut confronter, soumettre au moins certaines des dispositions qu’on affirme. On assiste alors à la communication entre l’Histoire naturelle à l’époque de Linné et de Buffon. Elle se définit par un certain nombre de rapports à la cosmologie, à l’histoire de la terre, à la philosophie, à la théologie, à l’Ecriture et l’exégèse biblique, aux mathématiques et tous ces rapports l’opposent au discours des naturalistes du XVIè siècle qu’à celui des biologistes du XIXè siècle. Bref, les rôles des concepts sont liés à chaque discipline.[22]

CONCLUSION

Arrivé au terme de notre réflexion, disons que notre grande préoccupation a été de déterminer et d’identifier le paradigme de la pensée complexe. Ce dernier naît de la rencontre des éléments qui s’opposent et qui, pourtant, s’attirent mutuellement. Si la science classique se basait sur la simplification, la réduction, la disjonction, la certitude, le déterminisme, l’ordre et séparait l’observateur de son objet d’étude, la pensée complexe, en plus des éléments de la science classique, intègre l’incertitude, l’incohérence, le hasard, l’indéterminisme, le désordre et met l’observateur en relation avec son objet d’étude dans lequel il se retrouve lui-même. La pensée complexe perçoit ainsi son jalon, pour ce qui nous concerne, dans l’ordre se nourrissant du désordre. Les principes dialogique, de récursion organisationnelle et hologrammatique nous ont alors permis de cerner le sens de ce paradigme jusqu’à déduire qu’il est à la fois simple et complexe en ce qu’il contient les éléments de la science classique et de la «Scienza nuova » d’E. Morin. C’est le simplexe par lequel notre auteur nous éveille à la transdisciplinarité.


[1] www. Wikipédia. Org /wiki/Pensée_complexe, (24-01-2015).
[2] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 79.
[3] Cf. E.Morin, La Méthode 1, p. 336.
[4] E. Banywesize, Le complexe, p. 55.
[5] Cf. E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p.22.
[6] E. Morin, La Méthode 1, p. 45.
[7] E. Morin, La Méthode 1, p. 378.
[8] E. Banywesize, Le Complexe, p. 141-142.
[9] E. Morin, La Méthode 2. La Vie de la Vie, Seuil, Paris, 1980, p. 130.
[10] E. Morin, Introduction à la pens2e complexe, p. 99.
[11] E. Banywesize, Le Complexe, p. 41.
[12] Cf. E. Banywesize, Le Complexe, p. 118.
[13] E. Morin, La connaissance de la connaissance, Seuil, Paris, 1986, p. 99.
[14] Cf. E. Morin, Le paradigme perdu : La nature humaine, Seuil, Paris, 1973, p. 50.
[15] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 99-100.
[16] Cf. E. Morin, La Méthode 3, p. 101.
[17] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[18] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[19] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[20] Cf. E. Morin, La Méthode 3, p. 102.


[21]  E. Morin, La Méthode3, p. 18.
[22] Cf. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p. 77-78.

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