INTRODUCTION
La
pensée complexe est un concept créé par Henri Laborit lors des réunions
informelles du groupe de dix et a été introduit en Philosophie par E. Morin. La
première formulation de la pensée complexe date de 1982 dans le livre de Science avec conscience d’E. Morin. Le
but de la recherche n’est pas de trouver un principe unitaire de toute
connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe qui ne se
réduit ni à la science ni à la philosophie mais qui permet leur
intercommunication en opérant des boucles dialogiques. Ce concept exprime une
forme de pensée acceptant chaque domaine de la pensée en même temps que la
transdisciplinarité. Dans ce chapitre, nous ferons, à maintes reprises, usage
du terme complexité en nous référant à son étymologie « complexus » qui signifie ce qui est
tissé ensemble dans un enchevêtrement d’entrelacements[1].
Si
la pensée complexe se révèle comme une impossibilité de simplifier, elle se
comprend, par contre, par rapport au paradigme de la simplicité. C’est pourquoi
nous en parlerons d’abord en quelques lignes pour mieux cerner le sens de la
pensée complexe. Ensuite, nous élaborerons quelques principes qui président à
la construction de ce paradigme et enfin, nous montrerons à quoi la pensée
complexe nous éveille à la transdisciplinarité.
1. LA SIMPLICITE COMME PARADIGME DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE
La
simplicité constitue un cadre théorique qui caractérise la physique classique.
A en croire E. Morin, « le paradigme
de la simplicité est un paradigme qui met de l’ordre dans l’univers, et en
chasse le désordre. L’ordre se réduit à une loi, à un principe. La simplicité
voit soit l’un, soit le multiple, mais ne peut voir que l’Un peut être en même
temps multiple. Le principe de simplicité soit sépare ce qui est lié
(disjonction,) soit unifie ce qui est divers (réduction) »[2]. Le constat est que dans la physique
classique, les choses ont été totalement et par principe isolés de leur
environnement et de leur observateur. L’observateur fut séparé de son objet
d’étude. La simplicité progressa par réductions multiples successives, l’idée
de corps se réduisit à l’idée de matière. La matière fut enfin réduite à
l’unité réputée élémentaire, ultime, insécable : l’atome[3]. Et
comme nous pouvons l’affirmer avec E. Banywesize :
« chez E. Morin, l’ordre est un concept
générique. Il recouvre les notions de déterminisme, de légalité, de cohérence,
de nécessité et de contrainte. L’ordre se dit de la constance, de la stabilité,
de la régularité, de la répétition du même dans la nature physique, biologique
et sociale. Soumise au principe de déterminisme, la répétition rend possible
l’élaboration des lois explicatives des phénomènes. La nature est présentée
comme un cosmos. L’ordre y règne impeccablement et les étoiles y obéissent à
une mécanique réitérative. Dans ce cosmos ordonné, toute forme de désordre y
est exclue : aléa, incertitude »[4].
Le
désordre y est apparent et n’est devenu objet d’étude qu’au dix-neuvième
siècle, surtout avec l’avènement de la pensée complexe.
2. LA GENESE DE LA PENSEE COMPLEXE
La
pensée complexe résulte du monde physique. Elle tire son origine de
l’interaction ordre/désordre/organisation. De cette façon, le développement
même de la science physique, qui s’employait à révéler l’ordre impeccable du
monde, son déterminisme absolu et perpétuel, son obéissance à une loi unique et
sa constitution d’une manière première simple (atome), a finalement débouché
sur la complexité du réel. On a découvert dans l’univers physique un principe
hémorragique de dégradation et de désordre (second principe de la thermodynamique) ;
puis, à la place supposée de la simplicité physique et logique, on a découvert
l’extrême complexité micro-physique.[5]Hanté
de la même préoccupation, E. Morin souligne à juste titre que « Le vrai message que nous a apporté le
désordre, dans son voyage de la thermodynamique à la micro-physique et de la
micro-physique au cosmos, est de nous enjoindre à partir à la recherche de la
complexité »[6].
Celle-ci surgit non pas de la stabilité ni de la certitude mais « émerge comme obscurcissement, incertitude,
antinomie. C’est dire que cela même qui a provoqué la ruine de la physique
classique construit la complexité de la physique nouvelle. C’est dire du même
coup que le désordre, l’obscurcissement, l’incertitude, l’antinomie fécondent
un nouveau type de compréhension et d’explication, celui de la pensée complexe »[7]. E.
Banywesize nous rapporte avec conviction que :
« d’après
H. Weinmann, le complexe morinien ainsi que son corrélat, la complexité,
s’origine dans une scène primitive à trois actes : la mort-naissance, la
naissance-mort et l’entre terre et cosmos. Vivre de mort, mourir de vie, cette
formule d’Héraclite, exprime la tragédie de cette genèse : ma mère devait
vivre de ma mort, et mourir de ma vie, comme moi je devais vivre de sa mort et
mourir de sa vie. Alors E. Morin, par cet élément trouve la complexité dans
toute réalité. Il fait vivre imaginairement sa mère. Il peut faire une étude
sur ce qui est. C’est cela ce qui entraîne aussi son attention toute
particulière sur le cosmos. Il cherche l’explication du monde pour consoler ses
désastres. Son constat est que le complexe trouve son soubassement dans les éléments
ou les événements ou les principes antagonistes et complémentaires[8].
A
ce titre, il est impérieux de passer en revue chacun des principes que notre
auteur nous propose afin de scruter le sens caché au sein de la pensée
complexe.
3. LES PRINCIPES DE LA PENSEE COMPLEXE
Disons,
d’emblée, que notre auteur distingue trois sortes de principes d’intelligibilité
de la pensée complexe. Il s’agit du principe dialogique, du principe de
récursion organisationnelle et du principe hologrammatique.
3.1. Le principe dialogique
Au
sens étymologique du terme, dialogique signifie deux logiques qui sont
nécessaires l’une à l’autre. C’est ce que E. Morin appelle, à d’autres termes,
l’unidualité quand il dit : « il
ne faut cesser de concevoir un en deux, deux en un : c’est pourquoi j’ai
dit unidualité et introduit l’idée d’une dialogique, logique en deux, double
logique en une, dont les deux termes sont à la fois irréductibles l’un à
l’autre et inséparables l’un de l’autre »[9].
Dans
le cadre de notre travail, nous pouvons prendre pour exemple les deux noyaux
durs de notre recherche, l’ordre et le désordre. Pour cela, E. Morin
déclare : « ce que j’ai
dit de l’ordre et du désordre, peut être conçu en termes dialogiques. L’ordre
et le désordre sont deux ennemis : l’un supprime l’autre, mais en même
temps, dans certains cas, ils collaborent et produisent de l’organisation et de
la complexité. Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au
sein de l’unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et
antagonistes »[10].
Et
même la dialogique ordre/désordre donne naissance non seulement à la complexité
du réel mais aussi à l’univers. C’est ce que nous avons démontré dans le
premier chapitre. Toutefois, nous le reprenons ici avec E. Banywesize :
« Du point de vue d’E. Morin, l’on
doit concevoir la dialogique ordre/désordre/organisation dès la naissance de
l’univers : à partir d’une agitation calorifique (désordre) où dans
certaines conditions (rencontres ou hasard), des principes d’ordre vont
permettre la constitution des noyaux, des atomes, des galaxies et des
étoiles »[11].
Certes,
le principe dialogique ne s’applique pas seulement au phénomène physique, il
concerne aussi beaucoup d’autres domaines. Les exemples sont multiples. Pour
Mayele Ilo, par exemple, dont la pensée nous est rapportée par E. Banywesize,
le mythe revêt une pensée complexe lorsqu’ il le définit, à la suite de
Couloubaritsis, comme une structure de couple des éléments mixtes du monde
invisible, le monde divin, et du monde visible, le monde humain. Le mythe
articule ainsi l’invisible et le visible, l’ici et l’ailleurs donné comme
transcendantal, divin. Le mythe est ainsi une unidualité dont l’invisible/ le
visible sont inséparables l’un de l’autre[12]. Et
E. Morin se rend compte que « la
dialogique joue à tous les niveaux de l’organisation cérébrale : il y a
une dialogique analyse/synthèse, inséparable d’une dialogique
digital/analogique, qui commande les opérations perspectives, depuis les
analyseurs sensoriels jusqu’à la constitution d’une représentation
synthétique »[13].
Pour
ce faire, la société est aussi constituée des éléments antagonistes et
complémentaires. C’est lecas des
relations entre domination/coopération, conflit/solidarité, ordre/désordre. Par
ailleurs, le désordre (conduites aléatoires, compétitions, conflits) est
ambigu : il est d’une part un des constituants de l’ordre social
(diversité, variété, souplesse, complexité), mais d’autre part, il demeure en
même temps désordre, c'est-à-dire menace de désintégration. Ici encore, la
menace permanente qu’entretient le désordre est ce qui donne à la société son
caractère complexe et vivant de réorganisation permanente[14].
3.2. Le principe de récursion organisationnelle
Selon
le point de vue d’E. Morin, « le
processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même
temps causes et producteurs de ce qui les produit »[15]. Ceci
implique une certaine commutativité c’est-à-dire que les effets rétroagissent
sur leurs causes ou alors c’est un processus où les effets ou les produits sont
en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les
états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux. Ainsi, le
processus récursif est un processus qui se produit et se reproduit lui-même, à
condition évidemment d’être alimenté par une source, une réserve ou un flux
extérieur »[16].
Aussi faut-il ajouter que « la
société est produite par les interactions entre individus mais la société, une
fois produite, rétroagit sur les individus et les produit. Autrement dit, les
individus produisent la société qui produit les individus »[17].
Le principe de récursion organisationnelle est ainsi un lieu où se nourrit
la pensée complexe.
3.3. Le principe hologrammatique
C’est
le principe selon lequel « non
seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie »[18].
C’est un principe en usage dans plusieurs domaines comme les principes ci-haut
cités. Dans le monde biologique, par exemple, chaque cellule de notre organisme
contient la totalité de l’information génétique de cet organisme. En plus,
c’est un principe qui dépasse, et le réductionnisme qui ne voit que les parties
et le holisme qui ne voit que le tout. Pascal qu’on ne peut pas concevoir le
tout sans concevoir les parties et qu’on ne peut pas concevoir les parties sans
concevoir le tout[19]. Aux
yeux d’E. Morin, cela signifie que l’organisation complexe du tout (holos)
nécessite l’inscription (engramme) du tout (hologramme) en chacun de ses
parties pourtant singulières ; ainsi la complexité organisationnelle du
tout nécessite la complexité organisationnelle des parties, laquelle nécessite
récursivement la complexité organisationnelle du tout. Les parties ont chacune
leur singularité, mais ce ne sont pas pour autant de purs éléments ou fragments
du tout ; elles sont en même temps des micro-tout virtuels. A titre exemplatif,
nous pouvons dire que l’œuf est une merveille hologrammatique étant donné qu’à
partir de lui se constitue un être tout entier. La poule contient l’œuf qui
contient la poule[20].
Nous
pouvons déduire de ce qui précède que le principe hologrammatique sous-entend
le principe de récursion organisationnelle en ce sens que le tout qui est bien
entendu, dans la partie se constitue en producteur, et la partie contenue dans
le tout peut revêtir du produit qui se produit. A ce sujet, l’idée du principe
dialogique réapparaît. Les producteurs et les causes ou les causateurs
s’opposent naturellement aux produits et aux effets. Ils revêtent l’idée de
deux principes antagonistes et complémentaires. Ainsi les trois principes sont
intimement liés.
4. LA PENSEE COMPLEXE, UN EVEIL MORINIEN A LA TRANSDISCIPLINARITE
Le
paradigme de la pensée complexe, comme nous l’avons démontré dans les lignes
précédentes, se présente comme une imbrication des éléments opposés dont la
communication était jadis impossible. Cette imbrication permet maintenant une
concomitance dans les savoirs. Nous assistons au déplacement des concepts qui,
par migration, passent d’un domaine à l’autre. Mais ce n’est pas chose facile
étant donné que la diversité des savoirs, des discours et des disciplines ne
reste pas sans causer de problème communicationnel. Loin de rester cloisonner
et de promouvoir un certain sectarisme, les savoirs s’émancipent et éliminent
cette illusion pour intégrer le champ transdisciplinaire.
Ainsi
les savoirs n’ont plus de référence. Aucune des connaissances ne se réfère à
l’autre mais les connaissances interfèrent. Il n’y a plus de science référence
ou science reine comme la Mathématique l’a été pour Descartes. Référer, c’est
classer, dominer, hiérarchiser, centrer. Interférer, c’est projeter,
complexifier, ne pas prendre parti. Aucune discipline ne pourra s’octroyer un
lieu d’où déduire un savoir absolu. Voilà ce à quoi E. Morin nous éveille à
travers son paradigme de la pensée complexe. Selon lui, « la connaissance n’est pas insulaire, elle
est péninsulaire, et, pour la connaître, il est nécessaire de la relier au
continent dont elle fait partie. L’acte de connaissance étant à la fois
biologique, cérébral, spirituel, logique, linguistique, culturel, social,
historique, la connaissance ne peut être dissociée de la vie humaine et de la
relation sociale »[21].
M.
Foucault nous explique même pourquoi les concepts se déplacent d’un domaine à
l’autre. Il montre le rôle qu’ils jouent dans les domaines qui, pourtant, ne
leur sont pas propres. Ces concepts sont des énoncés qui concernent tous les autres
domaines et qui appartiennent à de types
de discours tout à fait différents ; mais qui prennent activité parmi les
énoncés étudiés soit qu’ils servent de confirmation analogique, soit qu’ils
servent de principe pour un raisonnement, soit qu’ils servent de modèles qu’on
peut transférer à d’autres contenus, soit qu’ils fonctionnent comme instance
supérieure à laquelle il faut confronter, soumettre au moins certaines des
dispositions qu’on affirme. On assiste alors à la communication entre
l’Histoire naturelle à l’époque de Linné et de Buffon. Elle se définit par un
certain nombre de rapports à la cosmologie, à l’histoire de la terre, à la
philosophie, à la théologie, à l’Ecriture et l’exégèse biblique, aux
mathématiques et tous ces rapports l’opposent au discours des naturalistes du
XVIè siècle qu’à celui des biologistes du XIXè siècle. Bref,
les rôles des concepts sont liés à chaque discipline.[22]
CONCLUSION
Arrivé
au terme de notre réflexion, disons que notre grande préoccupation a été
de déterminer et d’identifier le paradigme de la pensée complexe. Ce dernier
naît de la rencontre des éléments qui s’opposent et qui, pourtant, s’attirent
mutuellement. Si la science classique se basait sur la simplification, la
réduction, la disjonction, la certitude, le déterminisme, l’ordre et séparait
l’observateur de son objet d’étude, la pensée complexe, en plus des éléments de
la science classique, intègre l’incertitude, l’incohérence, le hasard,
l’indéterminisme, le désordre et met l’observateur en relation avec son objet
d’étude dans lequel il se retrouve lui-même. La pensée complexe perçoit ainsi
son jalon, pour ce qui nous concerne, dans l’ordre se nourrissant du désordre.
Les principes dialogique, de récursion organisationnelle et hologrammatique
nous ont alors permis de cerner le sens de ce paradigme jusqu’à déduire qu’il
est à la fois simple et complexe en ce qu’il contient les éléments de la
science classique et de la «Scienza
nuova » d’E. Morin. C’est le simplexe par lequel notre auteur nous
éveille à la transdisciplinarité.
[1] www.
Wikipédia. Org /wiki/Pensée_complexe, (24-01-2015).
[2] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 79.
[3] Cf. E.Morin, La Méthode 1, p. 336.
[4] E. Banywesize, Le complexe, p. 55.
[5] Cf. E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p.22.
[6] E. Morin, La Méthode 1, p. 45.
[7] E. Morin, La Méthode 1, p. 378.
[8] E. Banywesize, Le Complexe, p. 141-142.
[9] E. Morin, La Méthode 2. La Vie de la Vie, Seuil, Paris, 1980, p. 130.
[10] E.
Morin, Introduction à la pens2e complexe, p. 99.
[11] E. Banywesize, Le Complexe, p. 41.
[12] Cf. E. Banywesize, Le Complexe, p. 118.
[13] E. Morin,
La connaissance de la connaissance, Seuil, Paris, 1986, p. 99.
[14] Cf. E. Morin, Le paradigme perdu : La nature humaine, Seuil, Paris, 1973, p.
50.
[15] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 99-100.
[16] Cf. E. Morin, La Méthode 3, p. 101.
[17] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[18] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[19] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, p. 100.
[21] E. Morin,
La Méthode3, p. 18.
[22] Cf. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p. 77-78.
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